Deux films marquent cette semaine cinématographique. L’un est signé du Belge Joachim Lafosse, l’autre du Français Stéphane Brizé. Deux réalisateurs talentueux qui, chacun à leur manière et dans des registres différents, ont puisé leur inspiration dans les liens familiaux pour livrer deux oeuvres chocs. Commençons par le premier. Je consacrerai une note particulière au film de Brizé.
Avec A perdre la raison, Joachim Lafosse s’inspire librement d’un fait divers tragique, un quintuple infanticide qui avait secoué la Belgique le 28 février 2007. Dans la fiction, Murielle et Mounir sont jeunes et beaux, ils s’aiment, se marient. Et s’installent chez le docteur André Pinget, mentor trouble et protecteur de Mounir depuis qu’il a contracté un mariage blanc avec sa mère. Et puis les bébés arrivent, l’un après l’autre, jusqu’au quatrième.
C’est le début d’une longue descente aux enfers. Privée d'autonomie et d'intimité, Murielle ne tarde pas à suffoquer dans un espace toujours plus encombré, où l'air semble se raréfier. Elle s'enfonce dans la dépression sous la double emprise, faite d'une douceur plus dangereuse que la violence, de Mounir et de Pinget. Eux-mêmes évoluant dans des rapports de dépendance réciproques. Elle finit par perdre pied et commettre l’irréparable, l'inimaginable.
Pour aborder son sujet, Joachim Lafosse évite le piège de la reconstitution voyeuriste. Pour lui, l’important n’est pas de montrer ce qui va se passer, mais comment le drame a pu arriver. Il n’y a donc pas d'images sordides et pas de suspense puisqu’on connaît la fin en forme de grand naufrage familial. Comme dans Titanic dont le cinéaste a utilisé la trame dramatique. Il livre ainsi un film fort, anxiogène, oppressant et poignant à la mise en scène sobre, presque clinique. Il est de plus porté par trois comédiens remarquables, Emilie Dequenne, Tahar Rahim et Niels Arestrup.
Joachim Lafosse: "Il faut se mettre à distance de l'horreur pour stimuler la réflexion"
Mais encore pourquoi cette envie de s'attaquer à une telle histoire? "Il y a cinq ans, je venais d’apprendre que j’allais être papa et j’étais au volant de ma voiture quand j’ai eu connaisance de ce fait divers", raconte Joachim Lafosse de passage à Genève. "J’étais choqué, mais ça m’a attrapé. Je rentre chez moi, je parle à ma compagne, à mes copains et tous me disent à quel point ils trouvent cela impensable. Par la suite, j'ai vu, lu, observé le récit médiatique et j’ai été effrayé par la création d’un monstre. J’ai alors décidé de faire un film pour, évidemment sans l’excuser, rendre cet acte plus compréhensible".
Joachim Lafosse s’est donc mis à distance de l’horreur pour mieux stimuler la réflexion. "Il est important de regarder les choses dans leur complexité. Au delà de cette tragédie à la dimension à la fois intime et universelle, Murielle vit dans une situation hors norme.Cela commence par une passion amoureuse puis les choses se transforment gravement. Toutes mes obsessions se retrouvent le don, la dette, l’altruisme, la générosité qui peut cacher un lien pervers. De film en film, ce qui m’intéresse c’est de mettre en scène ce lien pervers. Le monde va mal à cause des bonnes intentions. A l'image de celles du docteur Pinget. Ses rapports entre lui et Monir ressemblent à ceux que l’Occident entretient avec les pays qu’il dit vouloir aider. Mais ne supporte pas de voir s’émanciper de peur de perdre son pouvoir sur eux".
Passionné par le filmage de situations familiales où on ne respecte pas les lois, Joachim Lafosse dit aussi avoir réalisé un film féministe malgré lui. "Je dis l’enfer que vit une femme réduite à ne plus être qu'une mère. D'autant qu'on glisse aujourd'hui sur la pente savonneuse de l'ode à la maternité. Il est au contraire important de montrer combien cela reste difficile pour elle de tout mener de front".
La pafaite réussite de ce long-métrage tient égalemenment bien sûr à ses acteurs. Joachim lafosse explique son choix. Dont la recomposition du célèbre tandem d’Un prophète, Tahar Rahim et Niels Arestrup. "Je voulais que mon film soit du cinéma et qu’on le pense. Il me fallait donc des comédiens connus. En plus il se trouve que l’un a déjà eu barre sur l’autre chez Audiard... Et c'est quand même l’histoire d’une femme qui épouse un homme qui fait plus couple avec un autre qu’avec elle".
Quant à Emilie Dequenne, elle lui semblait évidente. "Elle a gardé une énorme capacité à partager avec les spectateurs une forme d’humanité que pas mal d’actrices ont perdue. Elle n’incarne pas Murielle, elle est Murielle. J’ai eu un plaisir énorme à travailler avec ces trois-là".
Joachim Lafosse, qui envisage le tournage d'un grand film populaire d'aventure, termine l'écriture d'un long-métrage inspitré de l'Arche de Zoé. Une ONG dont six membres ont été condamnés pour tentative d'enlèvement d'enfants.
Film à l'affiche dans les salles romandes dès mercredi 19 septembre.